» Astrologie et Prophétie. Merveilles sans images » dont le catalogue fut
Michel Bouvier : Cher Antoine Coron, depuis combien de temps êtes-vous directeur de la Réserve du département des Imprimés à la Bibliothèque nationale de France ?
Antoine Coron : J’ai pris la succession de Jean Toulet à la fin de juillet 1993 – à l’époque, on ne disait déjà plus Réserve des Imprimés, qui est l’ancienne appellation, remontant au XIXe siècle. Puis l’organisation de la BN a commencé de changer : ainsi, le 15 mars 1995, la Réserve des livres rares est devenue un département à part entière, tandis que les Imprimés ont disparu le 29 août 1998, avec la fermeture de la salle Labrouste, le déménagement à Tolbiac, où fonds et personnels ont éclaté en cinq départements thématiques. Par sa permanence, la Réserve est le seul témoin d’un certain passé, tout en ayant considérablement évolué. De 1993 à 1998, le transfert de 50 000 volumes choisis sur les rayons des Imprimés a nettement accru ses collections.
M. B. : C’est là, je crois, un des plus beaux fonds de livres précieux au monde. Vous en avez choisi quelques uns à montrer au grand public, lors du Salon du Grand Palais. Pouvez-vous nous parler de vos choix ?
A. C. : Il n’y a pas de choix idéal quand on passe de 200 000 à une trentaine de pièces… Cependant, la Réserve occupant les deux tiers des vitrines du stand de la BnF, il lui était possible de figurer d’une manière qui soit un peu mieux que symbolique. Recouvrir de façon homogène les siècles concernés par l’histoire du livre imprimé était une première exigence. Le choix auquel nous avons abouti, car il s’agit d’une démarche collective, présente quelques « livres-dates », ou « livres-événements », selon une expression que j’emprunte à André Jammes : l’avant-projet pour la paix perpétuelle (1712) de l’abbé de Saint- Pierre, l’exemplaire de Marat de L’Ami du peuple (1789- 1792) ou le Code Napoléon (1807) dans sa reliure brodée pour l’Empereur lui-même. Sauf un livre turc et quelques livres italiens, l’ensemble est en français, avec une forte prédominance littéraire marquée par quelques raretés extrêmes (l’unique exemplaire de Pantagruel [1532], les Poésies d’Isidore Ducasse [1870], les premières épreuves du Coup de dés de Mallarmé [1897]) et des rencontres aussi inattendues que celles de l’Arioste et de François 1er, de Montaigne et d’Elisabeth d’Angleterre, de Laclos et de Marie-Antoinette… Les livres illustrés, quand ils ne sont pas eux-mêmes des livres-dates, comme le Mirouer de la redempcion de lumain lygnage et Le Livre de Melusine, qui nous renvoient aux origines (1478) de l’illustration des livres français, peuvent être remarquables par l’étrangeté de leur inspiration (les Bizzarie de Bracelli), ou par la profusion des dessins originaux d’un Picasso sur les pages du livre qu’il offrit à sa compagne. Les reliures ont été choisies pour la singularité de leur technique, de leurs matériaux, leur appartenance à des séries restreintes ou emblématiques du fonds de la Réserve, comme celles à grand décor commandées par Henri II. L’exceptionnel est donc la règle, jusque dans les acquisitions récentes présentées là : le Passetemps de la fortune des dés de Lorenzo Spirito, les gouaches de Toulouse-Lautrec dans les marges de La Fille Elisa, ou les dessins originaux de Jean de Brunhoff pour Le Voyage de Babar.
M. B. : Il y dix ans maintenant, vous avez organisé une exposition, quai François Mauriac, intitulée Des livres rares depuis l’invention de l’imprimerie. Dans l’introduction, vous avez affiné le sens du mot rare, tel qu’employé dans les notices de catalogues de livres anciens. La rareté n’est-elle donc pas strictement arithmétique ?
A. C. : La rareté a plusieurs sens. Celui qui s’attache au nombre des exemplaires, à la fréquence de leurs occurrences n’est que l’un d’eux, le plus répandu. Hors ce sens quantitatif, le mot renvoie à une certaine excellence, à un mérite signalé. Le mérite et la valeur sont des qualités proches, la valeur et le prix peuvent être synonymes : on voit comme il est facile de passer d’une appréciation qualitative à sa contrepartie pécuniaire. En réalité, la rareté n’est pas intrinsèque, elle dépend de la grille de valeurs de celui qui en décide. Il y a donc plusieurs raretés pour un même objet et différents degrés de rareté selon l’appréciation qu’on peut en avoir dans une grille donnée. Il est évident que la rareté quantitative n’a pas d’importance par elle-même. C’est un coefficient multiplicateur de la valeur ou plutôt de l’intérêt que suscitera tel ou tel livre. Sans cet intérêt, elle ne compte pas.
M. B. : Cette notion a été longuement étudiée, d’un point de vue historique et sociologique, par Jean Viardot. Son éclairage me semblait innovant à l’époque.
A. C. : Il l’était en effet. Son approche de la naissance du « système du livre rare » en France au XVIIIe siècle éclaire notre compréhension du monde du livre depuis lors. Jean Viardot a bien montré comment le champ du livre rare est structuré selon trois pôles : celui des conservateurs de fonds anciens et rares (les « réserves »), celui des collectionneurs, celui des experts et libraires spécialisés. Ces trois pôles sont interdépendants et complémentaires. Leur jeu n’a rien de statique. Comme J. Viardot l’a écrit, « toute sphère bibliophilique est toujours “en travail” de la sphère bibliophilique à venir ». Il me semble qu’actuellement ce « travail » est en phase aiguë. C’est d’ailleurs ce qui rend l’époque si intéressante.
M. B. : Conservateurs de bibliothèques et libraires de livres rares sont, chacun à leur manière, bibliographes. Pensezvous que ces deux styles sont compatibles ?
A. C. : Il fut un temps, pas très lointain, où certains jeunes loups des bibliothèques avaient manifesté l’intention de créer un prix de bibliographie destiné aux libraires, afin, pensaient-ils, d’élever le niveau… Il n’en est plus question et c’est même l’inverse qui se passe chaque année à l’occasion du Salon du livre ancien de Paris, quand les libraires attribuent un prix de bibliographie, dont les conservateurs de bibliothèques publiques sont souvent les bénéficiaires. Actuellement, la bibliographie me semble en perte de vitesse chez les bibliothécaires français. Hors des réserves de livres rares, et de départements « spécialisés », comme les Manuscrits, les Estampes, etc., le mot disparaît de l’usage, et l’exercice bibliographique est de plus en plus considéré comme une occupation de second ordre, une tâche « technique » que devrait éviter tout conservateur soucieux de sa carrière. Ceci dit, je ne vois aucune incompatibilité entre les deux pratiques. Celle des libraires a beaucoup évolué d’ailleurs : les catalogues sont plus nombreux qu’auparavant, les notices m’y semblent mieux référencées, les commentaires plus abondants. Dans les bibliothèques, l’accessibilité de nombreuses bases de données grâce à Internet, le travail sur écran avec l’exigence formelle qu’il entraîne, aboutissent à des instruments de plus en plus fiables, souvent rugueux même dans leur objectivité, leur laconisme, mais ils ne sont pas là pour séduire.
M. B. : Pensez-vous que le « grand public » comprend les enjeux de votre travail et de celui des conservateurs en général ?
A. C. : Le public que nous rencontrons à l’occasion d’exposition ou lors des Journées du Patrimoine en septembre est toujours fasciné par ce que nous montrons, intéressé par ce que nous pouvons en dire. Le catalogue de l’exposition Des livres rares fut un succès. Or, ceux qui viennent voir les livres de la Réserve sont loin d’appartenir tous à la « sphère bibliophilique » telle que définie par Jean Viardot. Le « grand public » ne m’inquiète donc pas. Il faudrait multiplier pour lui les occasions de voir les grands livres du passé. Je suis plus soucieux de l’attitude et de l’incompréhension de certains « décideurs ». Le grand mot de « patrimoine national » ne protège pas forcément les fonds de livres rares : un patrimoine court toujours le risque d’être dissipé, et nous avons pu lire récemment des projets de loi inquiétants à cet égard. Le péril s’est éloigné pour un moment, mais son retour viendra.
M. B. : J’ai un jour, peut-être audacieusement, fait un parallèle entre le travail de conservateur de musée et de conservateur de bibliothèque. Quelles différences voyezvous entre eux ?
A. C. : Il y a une première différence, c’est la relative homogénéité des conservateurs de musée, malgré l’écart qu’il peut exister entre les moyens accordés aux uns et aux autres, et l’hétérogénéité considérable des métiers des bibliothèques : un conservateur de la Réserve des livres rares et un conservateur de lecture publique, c’est-à-dire chargé de collections destinées à être prêtées aux lecteurs d’un quartier ou d’une ville, font partie du même corps professionnel, mais ils n’exercent pas le même métier. Dans le parallèle que vous proposez, il faut donc limiter la comparaison aux seuls conservateurs de bibliothèques en charge de « fonds patrimoniaux ». En ce qui concerne ceux-ci, je verrais une différence fondamentale avec les musées, qui ne vient pas toujours à l’esprit du « grand public » : à la Réserve, tous les jours quelques dizaines de personnes, à qui nous ne demandons qu’une carte de lecteur et un motif sérieux pour ce faire, viennent dans la salle de lecture s’asseoir à une table pour lire, donc manipuler des livres rares sous notre regard. Tous les jours, ces objets de collection, dont la valeur peut être considérable, sont utilisés, pour reprendre les termes de Jean Viardot, « dans leur fonction originelle et transitive d’instrument de communication et de culture ». Ce jeu permanent d’un statut à l’autre, d’un usage à l’autre, pour les livres placés sous notre garde, est l’un des attraits de ce métier, c’est aussi une source de soucis et d’incompréhensions permanents. Alors que les musées, qui tiennent le public à distance respectueuse des oeuvres, qu’il est interdit de toucher, apparaissent de nos jours comme le lieu de partage culturel par excellence, les « réserves » est-ce à cause du mot, qui, dans les musées désigne les magasins, où est rangé ce qui n’est pas montré ? – sont perçues au mieux comme « élitistes », au pire comme de sombres armoires à clef. Que de fois n’ai-je pas entendu parler des « caves » de la BN, pour évoquer les rayons sains et climatisés où sont conservés les livres précieux ?
M. B. : Pour nous mettre en bouche, parlez-nous d’une ou deux pièces que vous présenterez au Grand Palais.
A. C. : La pièce qui me vient immédiatement à l’esprit n’est pas encore à la Réserve, où elle entrera prochainement. Il s’agit de l’exemplaire des Pâques que Blaise Cendrars offrit à Guillaume Apollinaire en « hommage respectueux », un jour de novembre 1912, donc immédiatement après la publication de la plaquette qui allait tant frapper l’auteur d’Alcools. On peut imaginer que cette inscription fut portée chez les Delaunay, lors de la première rencontre des deux poètes. Acquis par Alain et Jacqueline Trutat au début des années 1950, elle fut reliée par eux en parchemin souple et présentée en mai 1954 à Cendrars, qui la leur dédicaça à l’encre verte directement sur le plat. C’est l’un des livres donnés par Jacqueline Trutat à la Réserve des livres rares, destiné à constituer avec de nombreux autres le fonds qu’elle souhaite qu’on place sous le nom de son mari (décédé en 2006) et le sien.
© La lettre du SLAM, n° 32 (avril 2008)
Publié 25 janv. 2011